Le Lion du Loewenburg

Ruines du château Ruines du château

Le château de Loewenbourg était situé dans une étroite vallée au pied du Blauen, à trois lieues de la jolie petite ville de Delémont. Il fut inféodé pendant un siècle à une famille noble qui en prit le nom et s'éteignit au XIVe siècle. Elle blasonnait d'azur au lion d'or et l'on raconte depuis des ans et des ans une très vieille histoire au sujet du lion de Loewenbourg.

Nul ne sait combien de fois, durant les dix premières années de son mariage avec la belle dame Berthe de Pleujouse, le sire châtelain se désola de n'avoir point d'héritier. Il en exprimait souvent le regret à ses intimes et il faillit même en tenir rigueur à sa noble épouse. Tout arrive à qui sait attendre, la patiente espérance n'est jamais déçue. Un gai matin, Jean de Loewenbourg se préparant à partir en chasse, était au comble du bonheur ; il savait qu'enfin un oisillon allait apparaître dans le nid.

Au printemps de l'année suivante, alors que le château émergeant des claires frondaisons irradiées de soleil s'éveillait parmi les chansons de la gent ailée, un soldat sonnait du cor à la plus haute tour pour annoncer l'heureux événement, tandis que le son d'airain de la cloche de la chapelle s'en allait vers la vallée transmettre la nouvelle. La naissance d'un fils dans la noble famille devait perpétuer la race et continuer la lignée, elle mettait au cœur du châtelain le comble du bonheur. Sa joie presque délirante se traduisit en festivités somptueuses et en réjouissances multiples auxquelles les seigneurs et châtelains parents, voisins et amis avaient été conviés.

A la fin du troisième jour de liesse une femme, jeune encore, de physionomie étonnamment belle vint frapper le heurtoir de la demeure et demander asile pour la nuit, à l'archer de garde. La nouvelle venue, fatiguée par un long voyage et épuisée par la faim ne pouvait continuer sa route. Elle fut accueillie, restaurée, puis on lui accorda le logis.

Le châtelain voulant que tous participent à son bonheur n'en écarta pas les habituels passants, hébergés chaque jour sous son toit, et tour à tour il les faisait appeler à la salle des chevaliers pour leur offrir un souvenir ; chacun remerciait selon ses moyens. Un troubadour vint chanter en l'honneur du nouveau-né, un pieux ermite demanda dans une fervente prière la protection divine sur le berceau ; un musicien joua pour le petit enfant et ses parents de douces mélodies. Enfin ce fut le tour de la voyageuse qui s'excusa de n'avoir aucun talent artistique, sinon quelques connaissances héritées de feu sa mère qui lui avait appris à lire l'avenir, parmi le mouvement des étoiles.

- Eh bien! dis-nous la bonne aventure, ordonna le maître de céans.

Et chacun des jeunes chevaliers, séduit par la beauté de l'inconnue à la chevelure d'ébène, vint à son tour l'interroger. La voyante jetant un regard scrutateur sur la voûte céleste annonçait du bonheur, du succès, de hauts faits d'armes, de l'amour aux brillants seigneurs. Puis le châtelain de Loewenbourg se risqua après eux à questionner la femme sur l'avenir de son fils. Restée un instant dans le recueillement, la voyante le pria respectueusement de renoncer à sa question!

- J'exige que tu parles, reprit celui-ci.

Après un moment d'hésitation, la femme dit lentement au maître de céans : " Je vois un berceau couvert de dentelles, avec un superbe enfant, bien portant, capable de vivre et grandir…Mais je vois aussi dans le jeu des astres que si le chemin est beau il pourrait surgir un obstacle…un ennui! Il faudra veiller sur l'enfant, votre unique descendant, sinon il sera victime d'un " lion ". Et il n'aura point d'autre frère…"

- Ah! ce n'est que cela, rassure-toi, nous n'avons point de fauves dans ce pays mais des ours, des cerfs, des sangliers et du petit gibier. Quant aux lions il n'y en a que sur notre blason.

- Ce n'est pas moi qui fait l'avenir, reprit doucement la voyante, je lis simplement, mais je vous en conjure prenez garde au " lion ".

Sur le moment on n'attacha pas plus d'attention qu'il ne fallait à ces prédictions écoutées à titre d'amusement, plus encore que par intérêt.

Cependant quand la femme fut sortie de la salle des chevaliers, plusieurs convives frappés par l'étonnante exactitude de certaines révélations en faisaient état et les commentaient diversement, tandis que le châtelain de Loewenbourg, tout en prenant part à la conversation, se sentait inquiet sans le laisser voir, sur ce qui venait de lui être dit au sujet de son fils.

Les jours, les mois, les ans passèrent. Le petit enfant sur lequel on a veillé avec un soin scrupuleux est devenu un fort garçon de dix ans. On l'a placé sous la surveillance d'un vieux et fidèle serviteur ; jamais il ne sort de la cour du château, de cette cour entourée de hautes murailles que surplombent les tours et où seuls quelques arbres et une pelouse font contraste avec le gris des pierrailles. Le jeune garçon passe ses journées à s'instruire, sa mère voue un soin particulier à l'intéresser aux choses de l'esprit et il fait de rapides progrès.

Un jour cependant, au cours d'une leçon qu'elle lui donnait elle fut surprise d'entendre son jeune fils se plaindre de n'être jamais admis dans les promenades en compagnie de ses parents et de voir ses jours s'écouler tristement dans la claustration. Il est vrai que la vue quotidienne de ces murs froids n'avait rien de bien réjouissant pour ce jouvenceau et dame sa mère l'en consola le mieux qu'elle put. Elle lui laissa espérer que quand il serait en âge de faire du cheval, son désir serait satisfait. Le châtelain fut le premier à reconnaître, ensuite des révélations de son épouse, que la gaieté et la joie qui donnent la santé ne pouvaient trouver place dans la vie de leur fils, de la façon dont elle était ordonnée. Mais il se serait reproché de ne pas le garder dans son entourage immédiat, tant la prédiction de la voyante l'obsédait. Aussi décida-t-il de lui procurer de la distraction en égayant la cour, et il conçut le projet de faire décorer les murs d'enceinte d'une suite de fauves et d'animaux des pays lointains ; ceux-ci du moins ne seraient aucunement redoutables. Il fit donc venir un peintre de Bâle au talent réputé qui, dans un groupement heureux, bien imagé et très vivant, campa ses sujets.

Cette surprise causa une énorme joie au jeune homme, il trouvait plaisir à s'arrêter devant chaque tableau. Il multipliait les questions au vieux serviteur et à son précepteur qui étaient souvent très embarrassés pour lui répondre. Néanmoins ils arrivaient toujours à satisfaire sa curiosité.

Mais, n'est-il pas vrai, on se lasse de tout. Un jour les images changèrent de destination récréative : le jeune châtelain assez grand pour s'exercer aux armes s'amusait à tirer de l'arbalète sur les animaux. Visant avec adresse il pensait que bientôt il pourrait accompagner son père à la chasse.

- Regarde, disait-il au précepteur, mon tir est précis, je place mes flèches à l'endroit que je choisis. Ah! si seulement je pouvais courir parmi les grands bois, tuer le vrai gibier! Dis-moi, mais dis-moi donc pourquoi me retient-on constamment enfermé dans cette cour sous ta surveillance?

- Monsieur votre père a toujours craint pour vous que le " lion " ne vous fasse du mal!

- Comment donc, ne suis-je pas capable aujourd'hui, muni de mon arbalète, d'abattre n'importe quelle bête?…

- Oh! je le crois, reprit le précepteur, cependant je ne puis désobéir à M. le châtelain, mon vénéré maître.

Et tandis qu'il prononçait ces mots, le jeune seigneur s'élança vers la peinture représentant le lion et jetant un coup de poing sur l'image il s'écria : " Tiens, vilaine bête, c'est à cause de toi que je suis prisonnier." Au même instant il laissa échapper un cri de douleur, il venait de se déchirer la main sur la pointe d'acier d'une flèche cassée, inapparente sur le mur.

La blessure malgré des soins minutieux s'envenima rapidement, elle s'aggrava tant et tant que le jeune homme en proie aux plus vives douleurs tomba dans le délire durant la nuit du cinquième jour, et le lendemain au lever du soleil, il succomba des suites d'un empoisonnement.

La prédiction de la voyante s'était réalisée!…

Après le fils, le père mourut de chagrin. Ainsi la famille s'éteignit.

Joseph Beuret - Frantz
Sous les vieux toits

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